TF 4A_82/2023 du 8 août 2023
Responsabilité du détenteur de véhicule automobile; causalité naturelle, preuve du dommage, expertises judiciaire et privée, valeur probante, appréciation arbitraire des preuves; art.168 CPC; 95, 97 et 105 LTF
Une infirmière en formation subit un accident de la route et se plaint ensuite de douleurs cervicales qui la conduisent à interrompre sa formation d’infirmière, incompatible avec les douleurs. Elle obtient ensuite un diplôme en travail social avec orientation en éducation sociale, avec une activité réduite à 70 % auprès d’une prison vaudoise. Plusieurs rapports et expertises médicales privées et judiciaires, dans le cadre de procédures avec les assureurs sociaux, sont effectués, aboutissant à des conclusions contradictoires sur le lien de causalité naturelle entre les plaintes de la lésée et l’accident. La lésée obtient très partiellement gain de cause en première instance. Elle est intégralement déboutée en appel, les juges considérant qu’elle n’a pas apporté la preuve du lien de causalité entre l’accident et les cervico-scapulalgies chroniques, ni du lien causal entre l’accident et la fin de sa formation en soins infirmiers. Le TF admet un premier recours de la lésée et renvoie la cause à la cour cantonale afin qu’elle rende une nouvelle décision. Il a considéré que les rapports d’expertise mis en œuvre par l’assureur-accidents de la lésée, ne devaient pas être considérés comme des expertises privées mais comme de simples allégations d’une partie. La cour d’appel rend un nouveau jugement admettant largement les prétentions de la lésée. L’assureur RC recourt au TF
Le TF statue sur la base des faits établis par l’autorité précédente (art. 105 al. 1 LTF). Il ne peut rectifier ou compléter les constatations de l’autorité précédente que si elles sont manifestement inexactes ou découlent d’une violation du droit au sens de l’art. 95 LTF (art. 105 al. 2 LTF). « Manifestement inexactes » signifie ici « arbitraires ». Encore faut-il que la correction du vice soit susceptible d’influer sur le sort de la cause (art. 97 al. 1 LTF). En matière d’appréciation des preuves, il y a arbitraire lorsque l’autorité ne prend pas en compte, sans aucune raison sérieuse, un élément de preuve propre à modifier la décision, lorsqu’elle se trompe manifestement sur son sens et sa portée, ou encore lorsque, en se fondant sur les éléments recueillis, elle en tire des constatations insoutenables.
Le juge civil peut utiliser, à titre de preuve, une expertise mise en œuvre par une autre autorité dans une autre procédure (par exemple, une expertise médicale ordonnée par un assureur social). Une telle expertise « extérieure » a valeur probante dans la mesure où le juge civil respecte le droit d’être entendu des parties. L’expertise extérieure est alors dotée de la même valeur probante qu’une expertise ordonnée par le juge civil lui-même. Si l’expertise n’a pas été requise par une autre autorité dans une autre procédure, il s’agit d’une expertise privée. Celle-ci n’est pas un moyen de preuve au sens de l’art. 168 al. 1 CPC, mais doit être assimilée aux allégués de la partie qui la produit.
Lorsque la juridiction cantonale se rallie au résultat d’une expertise, le TF n’admet le grief d’appréciation arbitraire des preuves que si l’expert n’a pas répondu aux questions, si ses conclusions sont contradictoires ou si, de quelque autre manière, l’expertise est entachée de défauts à ce point évidents et reconnaissables, même en l’absence de connaissances ad hoc, qu’il n’était tout simplement pas possible de les ignorer.
L’existence d’un lien de causalité naturelle entre le fait générateur de responsabilité et le dommage est une question de fait que le juge doit trancher selon la règle du degré de la vraisemblance prépondérante. L’allègement se justifie car, en la matière, une preuve stricte n’est pas possible ou ne peut être raisonnablement exigée de celui qui en supporte le fardeau. La vraisemblance prépondérante suppose que, d’un point de vue objectif, des motifs importants plaident pour l’exactitude d’une allégation, sans que d’autres possibilités ne revêtent une importance significative ou n’entrent raisonnablement en considération.
Le TF a retenu que le raisonnement tenu par les juges cantonaux, reposant sur une série de constatations non étayées par des moyens de preuve et des appréciations manifestement inexactes, a abouti à la conclusion arbitraire selon laquelle il existait un lien de causalité entre l’accident et l’interruption des études d’infirmière par l’intimée. Ainsi, le degré de preuve requis pour retenir l’existence d’un tel lien de causalité – dont l’autorité avait pourtant une juste conception – n’était manifestement pas atteint en l’espèce.
De même il a retenu que la cour cantonale a versé dans l’arbitraire en retenant comme établies une incapacité de travail alléguée de 30 % et une incapacité ménagère de 20 %, dès lors que ces éléments, ressortant exclusivement d’expertises privées, avaient été soigneusement contestés par la recourante et n’étaient étayés par aucune preuve.
Enfin, la cour cantonale a fondé arbitrairement son raisonnement sur des faits non établis, en retenant que l’intéressée présentait une incapacité de gain partielle. La lésée n’a pas offert le moindre moyen de preuve visant à établir une prétendue atteinte à son avenir économique. Elle n’a jamais allégué, ni a fortiori démontré qu’elle serait désavantagée sur le marché du travail car il lui serait plus difficile de trouver et de conserver un emploi avec une rémunération identique, ou que ses douleurs pourraient entraver un changement de profession ou réduire ses chances de promotion. Elle n’a surtout jamais prouvé que son taux d’invalidité médico-théorique était encore supérieur à 10 %, ce qui, selon la jurisprudence, exclut toute atteinte à l’avenir économique.
Le TF a admis dans une large mesure le recours de l’assureur responsabilité civile, le condamnant à payer à l’intimée la somme de CHF 6’799,80.
Auteur : Christian Grosjean, avocat à Genève
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