TF 7B_11/2022 du 6 octobre 2023
Responsabilité aquilienne; lésions corprelles par négligence, procédure pénale, principe « in dubio pro duriore », obligations incombant aux exploitants de pistes de ski, normes professionnelles; art. 319 al. 1 let. a et
b CPP; 12 al. 3 et 125 CP
Le recours porte sur le classement par le Ministère public de la procédure pénale ouverte sur plainte d’une victime d’un accident de luge sur une piste de ski. Cette dernière, renvoyée à agir au civil, reproche au responsable de l’entretien de la piste, à la patrouilleuse et au directeur des remontées mécaniques de s’être rendus coupables de lésions corporelles par négligence. Elle a en effet été sévèrement blessée, subissant de multiples fractures au bassin et des lésions au torse après avoir percuté un poteau en bois délimitant la piste.
La partie plaignante qui a participé à la procédure de dernière instance cantonale a la qualité pour recourir si la décision attaquée a des effets sur le jugement de ses prétentions civiles (c. 1). Le Tribunal fédéral examine si le classement de la procédure pénale respecte les conditions à l’art. 319 al. 1 let a et b CPP. La décision ordonnant le classement d’une procédure pénale est régie par le principe « in dubio pro duriore » qui interdit ainsi au Ministère public, confronté à des preuves non claires, d’anticiper sur l’appréciation des preuves par le juge du fond. Ce principe doit également être respecté lors de l’examen des décisions de classement dans une procédure de recours. Le Ministère public et l’instance de recours peuvent ainsi être amenés à constater des faits, pour autant qu’ils paraissent clairs et établis au point qu’en cas de renvoi en jugement, le juge du fond ne s’en écarterait pas. Le Tribunal fédéral n’examine que sous l’angle de l’arbitraire l’appréciation des preuves selon le principe « in dubio pro duriore », ainsi que la question de savoir si l’instance inférieure pouvait exclure l’existence de soupçons suffisants sur la base de ces preuves.
Analysant l’application de l’art. 125 CP, le TF rappelle la notion de négligence (art. 12 al. 3 CP) et sa jurisprudence à ce propos (c. 2.2). La négligence suppose en premier lieu la violation d’un devoir de prudence dont le résultat est prévisible. Le comportement doit être propre, selon le cours ordinaire des choses et l’expérience générale de la vie, à provoquer un résultat tel que celui qui s’est produit ou du moins à le favoriser considérablement. Le lien de causalité n’est rompu que si des circonstances tout à fait exceptionnelles interviennent, telles que la faute concomitante de la victime ou d’un tiers ou des défauts de matériel ou de construction, avec lesquelles il ne fallait pas du tout compter et qui sont d’une telle gravité qu’elles apparaissent comme la cause la plus probable et la plus directe du résultat, reléguant ainsi à l’arrière-plan tous les autres facteurs concomitants, notamment le comportement de la personne accusée. Le comportement d’un tiers ne peut rompre le lien de causalité que si cette cause additionnelle est à ce point extérieure à l’événement normal, à ce point insensée qu’il ne fallait pas s’y attendre.
En second lieu, la violation du devoir de prudence doit être fautive, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir reprocher à l’auteur une inattention ou un manque d’effort blâmable. L’infraction peut également être commise par omission contraire aux devoirs (art. 11 CP). Dans ce cas, il faut qu’il y ait une obligation légale d’accomplir l’acte omis (position de garant). Pour admettre une position de garant, il suffit d’une obligation qualifiée. Le délit d’omission « improprement dit » sanctionne l’auteur qui aurait pu éviter le résultat par son action (possibilité d’éviter la survenance du résultat) et qu’il y était tenu en raison de sa position de garant. On vérifie si le résultat aurait pu être évité, si l’auteur avait eu un comportement conforme à ses devoirs. Il faut en principe qu’il soit encore établi avec une haute vraisemblance que si l’auteur avait agi d’une manière conforme à son devoir de prudence, le résultat ne se serait pas produit (c. 2.2.3).
Après avoir rappelé sa jurisprudence au sujet de la notion de négligence, le TF examine les obligations qui s’imposent aux entreprises de remontées mécaniques qui aménagent des pistes et les ouvrent à la pratique du ski. Celles-ci sont en principe tenues de prendre les mesures de précaution et de protection que l’on peut raisonnablement exiger d’elles pour écarter les dangers. Cette obligation de sécurité exige d’une part que les usagers des pistes soient protégés contre les dangers qui ne sont pas facilement identifiables et qui s’avèrent être de véritables pièges. D’autre part, il faut veiller à ce que les usagers des pistes soient préservés des dangers qui ne peuvent être évités même en faisant preuve de prudence. La limite de l’obligation d’assurer la sécurité des pistes est constituée d’une part par le caractère raisonnablement exigible et d’autre part par la responsabilité personnelle de chaque usager de la piste (c. 2.2.4). L’étendue de l’obligation d’assurer la sécurité dépend des circonstances du cas d’espèce.
Le Tribunal fédéral se réfère aux directives de la Commission suisse pour la prévention des accidents sur les descentes pour sport de neige (SKUS) et aux directives des remontées mécaniques suisses relatives à l’obligation d’assurer la sécurité sur les descentes de sports de neige (RMS). Sans être des normes droit objectif, elles revêtent une fonction importante dans la concrétisation des devoirs en matière de sécurité des pistes. Les conditions locales peuvent exiger un niveau de sécurité plus élevé que celui prévu par les directives précitées. Le TF n’est pas lié par les directives et détermine le degré de diligence exigé en fonction des circonstances concrètes du cas.
Dans le cas d’espèce, le TF confirme la décision attaquée de l’autorité cantonale en tant qu’elle nie l’existence de soupçons suffisants pour une mise en accusation. Selon la décision attaquée, la piste bleue se prêtait à la pratique de la luge (ch. 24 et ch. 74 directives SKUS). Les directives SKUS préconisent que le bord de la piste doit être sécurisé efficacement, y compris dans la zone contiguë de 2 mètres, lorsque des obstacles mettent en danger les usagers ou qu’il existe un risque de chute. Il n’est pas nécessaire de créer des espaces de chute (ch. 24 directives SKUS). Seuls les obstacles que les usagers ne peuvent reconnaître en faisant preuve de la diligence requise doivent être signalés. Si les obstacles ne peuvent être évités, des mesures seront prises en vue de les écarter. Ce sera le cas notamment s’il existe un risque qu’une personne tombe et continue ensuite à glisser en raison des conditions du terrain, sans pouvoir freiner et se diriger efficacement (ch. 28 directives SKUS). L’obligation de garantir la sécurité peut exceptionnellement s’étendre au-delà de la zone contiguë des 2 mètres (ch. 113 directives RMS). Même dans la zone marginale de 2 mètres adjacente à la piste, les obstacles de type chute doivent être signalés. La présence d’une telle chute s’évalue du point de vue d’un utilisateur attentif (ch. 144 directives RMS). En l’espèce, le poteau en bois se trouvait à un endroit où la piste devenait plus étroite, après une pente raide où les usagers descendaient relativement vite pour ne pas avoir à marcher lors de la traversée de la forêt. L’autorité cantonale a néanmoins relevé que le poteau ne se situait pas immédiatement sous la pente raide, mais après une partie plate. De plus, la piste devenait plus étroite avant le niveau du poteau en bois qui se trouvait en outre sur un tronçon rectiligne. Le poteau était recouvert d’un tapis orange et visible de loin. Le fait qu’il fut situé en bordure de piste et non à 1.5m de celle-ci, comme l’autorité l’aurait constaté à tort, ne changeait rien à la visibilité du poteau à distance.
L’autorité cantonale n’est donc pas tombée dans l’arbitraire ni n’a violé le droit fédéral en retenant que recourante n’avait pas respecté une distance de sécurité suffisante par rapport au bord de la piste.
Auteure : Monica Zilla, avocate à Neuchâtel
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