NLRCAS Novembre 2022
Editée par Christoph Müller, Anne-Sylvie Dupont, Guy Longchamp et Alexandre Guyaz
Analyse de l'arrêt Arrêt Beeler c. Suisse (requête n° 78630/12)
Anne-Sylvie Dupont
Professeure ordinaire à l'Université de Neuchâtel. Chaire de droit de la sécurité sociale. Avocate spécialiste FSA responsabilité civile et droit des assurances
Analyse de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (Grande Chambre) Beeler c. Suisse (requête n° 78630/12)
Arrêt Beeler c. Suisse (requête n° 78630/12) du 11 octobre 2022
Assurance-vieillesse et survivants; rente de veuf, fin du droit, discrimination, droit à la vie privée, prestations sociales; art. 8 et 14 CEDH; 24 al. 2 LAVS
La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme confirme l’arrêt rendu par la Cour le 20 octobre 2020, qui constatait la violation, par la Suisse, des art. 8 et 14 CEDH, en raison de la limitation du droit à la rente de veuf au 18e anniversaire du cadet des enfants (art. 24 al. 2 LAVS), cette limite ne s’appliquant pas aux rentes de veuves, qui sont viagères sous réserve de remariage (voir le résumé de cet arrêt ici et son analyse ici).
Constatant une jurisprudence non uniforme de la Cour à ce sujet, la Grande Chambre définit, dans cet arrêt, les critères qui permettent d’invoquer l’art. 8 CEDH, le cas échéant en combinaison avec l’art. 14 CEDH, lorsqu’il est question de refus de prestations sociales (N 47 à 72 de l’arrêt). Le raisonnement de la Grande Chambre peut être résumé de la manière suivante :
- l’art. 8 CEDH, même combiné avec l’art. 14 CEDH, ne permet pas d’exiger de l’Etat des prestations positives, singulièrement des prestations sociales ;
- cela étant, si l’Etat décide d’octroyer des prestations sociales par le biais de sa législation interne, il ne peut en aménager les conditions d’octroi de manière discriminatoire. Cela vaut de manière absolue lorsque le Protocole n° 1 s’applique (art. 1 Prot. n° 1 cum 14 CEDH), ce qui n’est pas le cas pour la Suisse ;
- si le Protocole n° 1 ne s’applique pas, il faut encore déterminer si le droit aux prestations sociales peut être protégé par le biais de l’art.8 CEDH. La Grande Chambre résume la jurisprudence précédente de la Cour, identifiant trois critères non uniformément utilisés par le passé, et décide que désormais, les deux critères suivants doivent être cumulativement remplis : 1. les prestations sociales en question visent à favoriser la vie familiale, et 2. elles ont nécessairement une incidence sur l’organisation de celle-ci.
Auteure : Anne-Sylvie Dupont
TF 9C_552/2021 du 25 août 2022
Assurance-vieillesse et survivants; activité lucrative, qualification, activité accessoire d’enseignante; Art. 5 et 8 LAVS
L’activité accessoire exercée en tant qu’enseignante de thérapies complémentaires dans une académie privée, à côté d’une activité principale indépendante en tant que thérapeute, doit être qualifiée d’activité dépendante au sens de l’AVS.
Après avoir rappelé les principes permettant de distinguer les activités dépendantes de celles indépendantes (appréciation au cas par cas, sans s’arrêter à la qualification utilisée par les parties, en fonction d’une pluralité de critères tels que le risque économique, la liberté d’organisation, etc.), le TF relève que l’art. 7 let. l RAVS précise que les honoraires des privat docent et d’autres enseignants rémunérés de manière analogue font partie du salaire déterminant. Les directives sur le salaire déterminant précisent quant à elles que la rétribution versée à celui qui enseigne régulièrement fait partie du salaire déterminant.
En l’espèce, l’enseignante se considère elle-même comme privat docent (« Dozent ») en acupressure sur son site Internet. Si elle a une grande liberté dans l’organisation de ses cours, c’est bien l’entreprise tierce, considérée comme l’employeuse et qui conteste cette qualification, qui recherche les élèves, gère les contrats et encaisse les écolages. C’est également l’entreprise qui offre l’infrastructure, en particulier les salles de cours. Le fait que l’entreprise fasse également de la location de salles en marge de son activité d’académie n’est pas déterminant, puisqu’il n’a jamais été question de louer la salle à l’enseignante dans le cas d’espèce. Au contraire, son enseignement est inclus dans l’offre de cours de l’entreprise.
Au niveau de la rémunération, les parties ont prévu que l’enseignante a droit à 45 % des encaissements nets de l’entreprise relatifs aux cours d’acupressure, ce qui implique un certain risque économique auprès de l’enseignante. Il n’est cependant pas contesté que l’enseignante avait droit à un forfait minimal de CHF 600.- par jour de cours, ce qui réduit considérablement son risque économique et le fait passer en second plan au regard des autres éléments.
Le fait que c’est l’enseignante qui a initié la relation et qui s’est adressée à l’entreprise pour proposer ses cours ne constitue qu’un élément secondaire parlant en faveur d’une activité indépendante, non déterminant. Les échanges de mails examinés démontrent au demeurant qu’un enseignement régulier était souhaité et proposé par l’enseignante et accepté par l’entreprise. A cet égard, le fait d’avoir offert environ 50 jours de cours sur une durée de quatre ans est considéré comme une activité régulière par le TF.
Compte tenu de l’ensemble des circonstances, le TF confirme le jugement cantonal et la qualification d’activité dépendante.
Auteure : Pauline Duboux, juriste à Lausanne
TF 9C_37/2022 du 11 août 2022
Assurance perte de gain en cas de service; calcul du montant de l’indemnité, décomptes de prestations, nature, décision matérielle, délai d’opposition; art. 1 al. 2 let. b RAPG
Le recourant accomplit un service long durant lequel il perçoit une allocation pour perte de gain de CHF 62.- par jour pendant l’instruction de base en tant que recrue (du 15 janvier au 18 mai 2018) et une indemnité journalière de CHF 91.- pendant les services d’avancement (du 19 mai 2018 au 10 novembre 2019), ce qui correspond au taux minimal pour les cadres en service long. Il demande à la Caisse de compensation du canton de St-Gall que l’indemnité soit calculée sur la base d’un revenu annuel de CHF 60’091.-, conforme aux usages locaux et professionnels, et qu’elle lui soit versée ultérieurement. La Caisse de compensation et le Tribunal des assurances du canton de
St-Gall rejettent la demande.
Le TF relève que le recourant n’a pas eu la possibilité, après avoir terminé sa formation, de conclure un contrat de travail de longue durée pour les quelques mois qui le séparaient de son service militaire de deux ans. Le fait de combler un semestre de transition par un stage à l’étranger ne constitue pas un indice qu’il n’aurait pas cherché et accepté un emploi fixe. En revanche, les informations relatives à la formation et au parcours professionnel donnent des indices quant à l’activité lucrative hypothétique. Aucun élément ne permet de conclure à des parcours alternatifs, comme par exemple le fait que, sans service militaire, il aurait commencé des études à plein temps ou pris un congé sabbatique prolongé. Le recourant aurait donc dû être assimilé à une personne exerçant une activité lucrative au sens de l’art. 1 al. 2 let. b RAPG. La conclusion contraire de l’instance précédente repose sur une application incorrecte du degré de la preuve et viole le droit fédéral (c. 3.3).
Les décomptes de prestations sont des injonctions officielles par lesquels la prestation est fixée de manière contraignante. Ils ont la qualité d’une décision matérielle, même s’ils ne présentent pas les caractéristiques formelles d’une décision (art. 49 et 51 LPGA). Le TF soutient que si le destinataire n’est pas confronté à un acte administratif qualifié de décision et à un délai nominal, il aura en général besoin d’un peu plus de temps pour se rendre compte de la portée et du contenu de l’acte administratif ainsi que de l’éventuel recours. Dans ces cas, le délai de réclamation est généralement de 90 jours à compter de la notification de l’acte administratif informel (ici : réception du décompte), ce qui correspond au délai réglementaire pour les demandes de révision (c. 4.1).
Auteur : Charles Guerry, avocat à Fribourg
TF 9C_131/2022 du 12 septembre 2022
Assurance-invalidité; mesures de réadaptation, formation professionnelle initiale, autisme, formation gymnasiale, art. 8 al. 1 et 16 al. 1 LAI
L’assuré, né en 2004, souffre notamment d’un trouble du spectre autistique et a sollicité l’assurance-invalidité pour l’aider dans sa formation professionnelle initiale. En effet, depuis août 2020, il étudie dans un collège privé en vue de l’obtention maturité gymnasiale.
Le TF rappelle tout d’abord la jurisprudence en la matière et l’obligation, pour une formation professionnelle initiale, de remplir également les exigences l’art. 8 al. 1 let. a LAI, c’est-à-dire que la mesure de réadaptation doit être nécessaire, proportionnelle et de nature à rétablir, maintenir ou améliorer la capacité de gain ou la capacité à accomplir les travaux habituels (c. 2.3 à 2.3.2).
Sur la question de l’opportunité de suivre une formation gymnasiale, le TF relève qu’elle permettrait certes d’accéder à tout un éventail de professions académiques, mais qu’en même temps l’objectif de la réadaptation professionnelle, qui est l’atteinte d’un revenu permettant de couvrir en tout cas une partie des frais d’entretien de la personne assurée, s’en retrouverait compliqué, puisque plus la qualification professionnelle est élevée et plus les exigences envers les collaborateurs sont importantes. De plus, l'écart entre la personne assurée avec ses limitations et d’autres collaborateurs ayant la même formation mais sans restrictions comparables se creuserait, ce qui affaiblirait les chances d'embauche de la personne assurée (c. 4.1.1).
Néanmoins, le TF précise qu’il est notoire que les personnes atteintes d'autisme ont de très bonnes chances de s'établir professionnellement dans certains secteurs du premier marché du travail. Elles sont généralement considérées comme ayant une bonne capacité de concentration et d’analyse, une pensée logique, de la rigueur et de la fiabilité. Dans ces conditions, les conclusions des spécialistes appelés à se prononcer sur les aptitudes du recourant sont erronées. En effet, il n’est pas déterminant de savoir si une personne atteinte d’autisme pourrait exercer une vaste palette d’activités sur le marché équilibré du travail, car pour la plupart, ces emplois ne sont pas adaptés aux restrictions et aux besoins particuliers d'une personne atteinte de cette maladie. Il convient plutôt de déterminer si la personne assurée peut s’insérer dans le marché du travail de niche existant pour les personnes atteintes d'autisme. Celui-ci se compose d'emplois qui, d'une part, requièrent des forces cognitives typiquement liées audit trouble et, d'autre part, comblent les déficits spécifiques à l'autisme (c. 4.1.4).
Quant à l’opportunité de suivre une formation gymnasiale dans une école privée située en dehors du canton de domicile de la personne assurée, il est rappelé que les préférences individuelles ne sont pas seules déterminantes pour la prise en charge des frais de formation par l’assurance-invalidité. Dans le cas d’espèce, il ne s'agit pas de savoir si un certain projet professionnel est nécessaire et approprié au sens de l'art. 8 al. 1 let. a LAI. Dans la mesure où il est contesté que la future réadaptation professionnelle nécessite un cursus gymnasial, il s'agit bien plus d'une question de niveau de formation. L'exigence de la simplicité et de l'adéquation de la mesure ne se rapporte pas à de telles orientations (c. 4.2.3).
En présence d’avis médicaux contradictoires et de conclusions inexploitables sur le potentiel de la personne assurée et ses aptitudes, un renvoi à l’office AI est ordonné pour un complément d’instruction (c. 4.1.2 et 5).
Auteur : Walter Huber, juriste à Puplinge
TF 9C_538/2021 du 6 septembre 2022
Assurance-invalidité; contribution d’assistance, domaine « éducation et garde des enfants », valeurs standard; art. 42quater ss LAI; 39b ss RAI
Une femme devenue paraplégique suite à un accident survenu en 1994 bénéficie d’un trois-quarts de rente ainsi que d’une allocation pour impotent de degré moyen de l’assurance-invalidité. Elevant seule ses deux jeunes enfants, elle a demandé en sus une contribution d’assistance. Le Tribunal des assurances sociales du canton de Zurich a confirmé la décision de l’office AI se fondant sur l’instrument d’enquête standardisé FAKT2, selon lequel le besoin maximal d’aide dans le domaine « éducation et garde des enfants » s’élève à 14 heures par semaine pour une personne qui nécessite une assistance complète de tiers.
Le TF rappelle que les bénéficiaires d’une allocation pour impotent de l’assurance-invalidité vivant à domicile peuvent demander une contribution d’assistance (c. 2.1). Celle-ci est accordée pour l’aide fournie par des tiers dont la personne concernée a besoin pour gérer son quotidien en dehors d’une structure institutionnelle. Le besoin d’aide individuel est évalué à l’aide de l’instrument d’enquête standardisé FAKT2 (c. 2.2). Celui-ci permet de déterminer tous les besoins d’aide pour différents domaines de la vie et de façon différenciée selon les degrés de limitation de la personne concernée, à l’aide de valeurs en minutes prédéfinies (c. 3.1). Dans un arrêt précédent, le Tribunal fédéral avait retenu que FAKT2 est propre en principe à établir tous les besoins d’aide de la personne (ATF 140 V 543) (c. 4.1).
Il ressort de l’enquête suisse sur la population active (ESPA) qu’en 2020 par exemple, le temps moyen consacré à la garde des enfants dans les ménages avec enfants était de 23 heures par semaine pour les femmes et de 14,8 heures pour les hommes. FAKT2 s’éloigne donc nettement de l’ESPA en retenant un besoin maximal d’aide de 14 heures par semaine dans le domaine « éducation et garde des enfants » pour une personne nécessitant une assistance complète de tiers. Le TF relève également que FAKT2 ne tient pas compte du nombre d’enfants ni de la présence ou non d’un autre parent (c. 4.6.5).
Il en découle que les valeurs standard appliquées dans le domaine « éducation et garde des enfants » de FAKT2 pour déterminer la contribution d’assistance sont inadéquates et contraires au droit fédéral. Le recours est ainsi partiellement admis. L’office AI devra procéder à des clarifications supplémentaires concernant le besoin d’aide dans le domaine « éducation et garde des enfants » et rendre une nouvelle décision (c. 4.7).
Auteur : Alexandre Lehmann, avocat à Lausanne
TF 8C_233/2022 du 14 septembre 2022
Assurance-chômage; procédure, suspension du droit à l’indemnité, restitution, péremption, notification de la décision; art. 30 et 95 LACI; 45 OACI
L’exécution de la suspension du droit à l’indemnité au sens des art. 30 LACI et 45 OACI (in casu, huit jours de suspension pour absence de recherches d’emploi avant l’inscription au chômage) devient caduque six mois après le début du délai de suspension (art. 30 al. 3 in fine LACI). Dans la situation du cas d’espèce, la suspension prend effet le premier jour suivant la fin des rapports de travail (c. 3.1). Après l’écoulement du délai de six mois, le droit d’exiger l’exécution de la suspension est périmé. (c. 3.2).
Lorsque les indemnités litigieuses ont été payées à l’assuré, il n’y a plus lieu de prendre une mesure de suspension après l’échéance du délai d’exécution, la restitution des prestations indûment versées ne pouvant plus être exigée en vue de faire exécuter la sanction. Si par contre l’assuré n’a pas encore perçu les indemnités litigeuses, rien ne s’oppose au prononcé d’une suspension au-delà du délai de six mois (c. 3.3).
Selon une jurisprudence constante, une décision ne déploie pas d’effets juridiques tant qu’elle n’a pas été notifiée à la personne concernée, cette dernière ne pouvant être tenue par une décision que si elle en a connaissance (c. 5.2). Ainsi, une décision notifiée irrégulièrement (in casu, par courriel) avant l’échéance du délai de caducité de six mois, puis régulièrement après l’échéance dudit délai est tardive et le droit d’exiger la restitution (des prestations in casu déjà versées à l’assuré) est périmé (c. 5.3).
Auteur : Thierry Sticher, avocat à Genève
TF 8C_82/2022 du 24 août 2022
Assurance chômage; aptitude au placement, voyage à l’étranger, formation; art. 15 al. 1 LACI; O COVID-19 assurance-chômage
Selon l’art. 15 al. 1 LACI, est réputé apte au placement le chômeur qui est disposé à accepter un travail convenable et à participer à des mesures d’intégration et qui est en mesure et en droit de le faire. L’aptitude au placement comprend deux éléments, soit la capacité de travail et la disposition à accepter immédiatement un travail convenable (au taux minimum de 20 %) qui suppose non seulement la volonté de prendre un tel travail, mais aussi une disponibilité suffisante quant au temps que l’assuré peut consacrer à l’emploi et quant au nombre des employeurs potentiels.
Un chômeur qui prend des engagements à partir d’une date déterminée et, de ce fait, n’est disponible sur le marché du travail que pour une courte période n’est en principe pas apte au placement car il n’aura que très peu de chances de conclure un contrat de travail. Ce principe s’applique notamment lorsque des chômeurs s’inscrivent peu avant un départ à l’étranger, une formation ou l’école de recrues, ce qui équivaut à un retrait du marché du travail. Lorsqu’un assuré participe à un cours de formation durant la période de chômage, il doit, pour être reconnu apte au placement, clairement être disposé – et être en mesure de le faire – à y mettre un terme du jour au lendemain afin de pouvoir débuter une nouvelle activité. L’aptitude au placement doit être admise avec beaucoup de retenue lorsque, en raison de l’existence d’autres obligations ou de circonstances personnelles particulières, un assuré désire seulement exercer une activité lucrative à des heures déterminées de la journée ou de la semaine. Un chômeur doit être en effet considéré comme inapte au placement lorsqu’une trop grande limitation dans le choix des postes de travail rend très incertaine la possibilité de trouver un emploi. Peu importe à cet égard le motif pour lequel le choix des emplois potentiels est limité.
Dans le contexte de la pandémie du COVID-19 et des restrictions ordonnées le 16 mars 2020, il n’y a eu aucune dérogation à l’art. 15 al. 1 LACI quant aux exigences de l’aptitude au placement (O COVID-19 assurance-chômage ; RS 837.033).
En l’occurrence, l’aptitude au placement d’un assuré a été niée, celui-ci s’étant inscrit à l’assurance-chômage quelques jours avant son départ en Russie (22 mars 2020), sans prouver la nécessité et le caractère professionnel de son voyage, en connaissant les risques de ne pouvoir rentrer à temps pour être apte au placement au 1er avril 2020, vu la crise sanitaire et la limitation des vols. Dès lors, il faut admettre que le recourant s’était retiré du marché de travail suisse peu après son inscription au chômage, ce qui entraînait son inaptitude au placement.
Même si le recourant avait cherché uniquement des emplois pour lesquels des moyens numériques étaient utilisés pour le recrutement et pour l’entrée en service, une telle restriction dans le choix des postes de travail aurait rendu très incertaine sa possibilité de retrouver un emploi, situation qui était également sanctionnée d’inaptitude.
Enfin, l’application par analogie de la jurisprudence pour les chômeurs qui participent à un cours de formation n’y changeait rien. Comme il n’y a eu aucune dérogation à l’art. 15 al. 1 LACI quant aux exigences de l’aptitude au placement, il ne justifie pas de déroger au principe de la disponibilité suffisante, soit disposition et capacité à commencer une activité professionnelle du jour au lendemain si elle se présente, condition non remplie par l’assuré.
Auteure : Séverine Monferini Nuoffer, avocate à Fribourg
TF 8C_157/2022 du 8 septembre 2022
Assurance-chômage; indemnité en cas de réduction de l’horaire de travail (RHT), entreprises publiques ou subventionnées, risque d’exploitation; art. 31 al. 1 LACI; 51 al. 1 OACI
A l’annonce des mesures prises par les autorités suisses suite à la pandémie Covid-19, une société ayant notamment pour buts de promouvoir, d’encadrer, de soutenir, de protéger et d’intégrer dans la société des personnes handicapées demande à bénéficier d’indemnités en cas de réduction de l’horaire de travail. Déboutée par l’autorité administrative, puis par la juridiction cantonale, elle recourt au TF.
Le TF rappelle que, lors de l’appréciation des conditions de l’art. 31 al. 1 let. d LACI, il faut, selon une pratique constante, partir du caractère probablement temporaire de la perte de travail et du maintien des emplois lors de l’octroi de l’indemnité en cas de réduction de l’horaire de travail, tant qu’il n’existe pas de faits concrets permettant de tirer la conclusion contraire. Selon la jurisprudence, le but de l’indemnité est de compenser le risque économique auquel le personnel concerné par la réduction de l’horaire de travail est exposé en raison de la perte de son emploi, perte due aux risques propres à l’entreprise (faillite, fermeture).
Dans le cas du personnel des entreprises publiques, l’élément déterminant pour l’évaluation du droit est de savoir si l’octroi de l’indemnité permet d’éviter à court terme un licenciement ou une non-réélection (« Nichtwiederwahl »). Dans le cas d’entreprises subventionnées par les pouvoirs publics, il convient d’examiner dans quelle mesure, respectivement dans quels domaines partiels de l’entreprise concernée il existe, d’une part, une assurance de couverture complète des frais d’exploitation et, d’autre part, s’il faut s’attendre, dans les domaines partiels financés exclusivement (ou éventuellement partiellement) par des fonds privés, à un recul de la demande dû à des mesures prises par les autorités et à la résiliation de postes de travail qui en résulterait (c. 3.1.2). Selon la juridiction cantonale, lorsqu’un employeur n’assume pas de risque d’exploitation, il n’a pas de raison de licencier des collaborateurs, même en cas de mauvaise marche des affaires ; tel est notamment le cas lorsque les éventuels déficits sont pris en charge par les pouvoirs publics. Dans le cas d’espèce, l’entreprise recourante avait conclu un contrat de prestations avec le canton, prévoyant le versement d’un forfait par personne prise en charge. Compte tenu de ce financement partiel par les pouvoirs publics, la situation n’était pas comparable à celle d’une entreprise privée. C’est donc à bon droit que l’autorité administrative avait, selon les juges cantonaux, nié le droit à l’indemnité en cas de réduction de l’horaire de travail (c. 3.2).
Le TF ne partage pas cet avis. Il n’est pas prouvé, relève-t-il d’emblée, que les contributions versées par le canton constituent une garantie de déficit ; on ne peut donc soutenir que l’entreprise n’assume pas de véritable risque d’exploitation. Tout au plus est-il établi que celle-ci est partiellement subventionnée par les pouvoirs publics, ce qui ne suffit pas pour exclure l’indemnité pour réduction de l’horaire de travail (c. 3.4.1). L’argument selon lequel les emplois auraient de toute façon dû être maintenus en raison du but social de la recourante, de sorte que l’indemnité de chômage n’aurait servi qu’à compenser une perte de chiffre d’affaires, ne permet pas non plus de nier le droit à l’indemnité de chômage. Un risque de perte d’emploi existait au contraire, dès lors que l’institution n’était financée que partiellement par les pouvoirs publics. En l’absence de véritable garantie de déficit, la recourante supportait donc, comme une entreprise privée, un risque d’exploitation, voire de faillite. Enfin, le risque de licenciement ne peut être évalué rétrospectivement, comme l’avait fait l’instance cantonale (c. 3.4.2). Le TF admet donc le recours et renvoie la cause à la juridiction inférieure pour qu’elle procède à des investigations complémentaires et rende une nouvelle décision (c. 3.4.3).
Auteur : Alexis Overney, avocat à Fribourg
TF 6B_322/2022 du 25 août 2022
Responsabilité du détenteur de véhicule automobile; violation grave qualifiée des règles de la circulation, état de nécessité; art. 90 al. 3 et 4 LCR; 17 CP
L’accusé a été flashé à 200 km/h sur l’autoroute au volant d’une voiture de sport. Son épouse, qui l’accompagnait, souffrait d’une maladie cardiaque et avait soudainement ressenti des symptômes alarmants. Il s’était alors dépêché de rentrer à la maison pour qu’elle puisse prendre ses médicaments. Aussi bien le Tribunal d’arrondissement de Winterthur que le Tribunal cantonal de Zurich ont acquitté le conducteur, en retenant un état de nécessité au sens de l’art. 17 CP.
Le TF admet le recours du Ministère public zurichois, en rappelant que l’art. 90 al. 3 et 4 LCR protègent la vie et l’intégrité corporelle des autres usagers de la route. Ainsi, l’état de nécessité ne peut être admis qu’avec une grande retenue lors d’un excès de vitesse de cette importance. Dans ce cas, cette retenue s’impose même lorsque la protection immédiate de la vie d’une autre personne est en jeu. En effet, avec une telle vitesse, la mise en danger concrète d’un nombre indéterminé de personnes est possible, et ce n’est souvent que grâce au hasard que ce risque ne se réalise pas. Le TF prend également en compte le fait que l’accusé, en voulant sauver son épouse d’une vraisemblable crise cardiaque, l’avait en réalité mise en danger d’une autre façon en roulant avec elle à une telle vitesse.
Le TF rappelle encore qu’aussi bien l’état de nécessité licite que l’état de nécessité excusable (art. 17 et 18 CP) impliquent que le danger ne pouvait pas être écarté autrement. Ces dispositions ne peuvent donc être appliquées qu’à la condition d’une subsidiarité absolue. En l’espèce, il avait été établi que l’accusé aurait pu amener son épouse en 11 minutes à l’Hôpital cantonal de Winterthur, alors qu’un retour à la maison impliquait une distance trois fois supérieure. Le danger supposé pour la vie de son épouse pouvait donc être écarté d’une autre manière qu’en roulant à 200 km/h sur l’autoroute.
En résumé, le TF considère que l’acquittement de l’accusé viole le principe de la proportionnalité, et que le gain de temps de quelques minutes tout au plus ne pouvait pas l’emporter face à une vitesse aussi massivement excessive. Le seul fait que cet excès de vitesse ait été commis dans des bonnes conditions de route et de visibilité n’y change rien.
Auteur : Alexandre Guyaz, avocat à Lausanne
TF 4A_116/2022 du 13 septembre 2022
Responsabilité du détenteur de véhicule automobile; dommage, calcul du dommage futur, taux de capitalisation, pas de changement de jurisprudence; art. 46 CO
Alors qu’il traversait la chaussée en empruntant un passage pour piétons, un enfant, âgé de 9 ans, a été percuté par un véhicule en janvier 2002. Il a notamment subi un traumatisme craniocérébral avec fractures du crâne. Le lésé ouvre action le 14 janvier 2018 contre l’assureur RC du conducteur en réparation de son dommage total à hauteur de CHF 818’131.- avec intérêts. En première instance, la Cour civile condamne l’assureur RC à payer au lésé la somme de CHF 156’711,90 avec intérêts, sous déduction des montants déjà versés. Par arrêt du 19 août 2020, statuant sur les appels déposés par le lésé et l’assureur RC à l’encontre du jugement de première instance, la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal vaudois renvoie la cause à la Cour civile pour qu’elle rende une nouvelle décision. En particulier, il convenait, selon les juges cantonaux, d’appliquer un taux de capitalisation de 2 % – et non de 3,5 % – dans le calcul du dommage futur. A la suite de l’arrêt de renvoi, la Cour civile a condamné l’assureur RC à payer au lésé la somme totale de CHF 424’389,75 avec intérêts, sous déduction des montants déjà versés. Par arrêt du 1er février 2022, la Cour d’appel civile a rejeté l’appel formé par l’assureur RC à l’encontre du jugement précité. L’assureur RC a recouru au TF.
Est litigieuse la question du taux de capitalisation de 2 % retenu par la Cour cantonale pour le calcul de la perte de gain future et de la perte sur rentes de vieillesse futures.
Le TF observe en premier lieu qu’à l’ATF 125 III 312, le taux de capitalisation de 3,5 %, appliqué depuis 1946, a été confirmé, avant d’examiner s’il y a lieu de modifier cette jurisprudence.
En se référant à une jurisprudence constante, le TF rappelle qu’un changement de jurisprudence ne peut se justifier que lorsqu’il apparaît que les circonstances ou les conceptions juridiques ont évolué ou qu’une autre pratique respecterait mieux la volonté du législateur. Les motifs du changement doivent être objectifs et d’autant plus sérieux que la jurisprudence est ancienne, afin de ne pas porter atteinte sans raison à la sécurité du droit. En l’occurrence, il faut tenir compte du fait que le besoin de sécurité du droit est particulièrement important dans le domaine du calcul du dommage. En l’occurrence, la question du taux de capitalisation n’appelle pas exclusivement un débat juridique, mais doit être résolue en fonction des circonstances économiques déterminantes, étant rappelé que, dans sa jurisprudence, le TF s’est opposé à un examen « au cas par cas », eu égard à la prévisibilité et à la sécurité du droit. La question de savoir quand les conditions d’un changement de pratique seraient réunies, à savoir qu’il existe des indices suffisamment sûrs qu’un rendement réel de 3,5 % sur les indemnités en capital n’est pas réalisable dans un avenir prévisible et qu’il est possible d’affirmer avec suffisamment de certitude que le taux d’intérêt de capitalisation en vigueur depuis 1946 n’est plus compatible avec le principe de la réparation intégrale du dommage, ne peut être résolue que sur la base d’une appréciation de l’ensemble des circonstances. Il appartient à celui qui se prévaut d’un taux différent de celui de 3,5 % appliqué jusqu’alors de présenter des allégations relatives aux circonstances économiques déterminantes.
Le TF remet en cause l’analyse de la Cour cantonale et considère que le lésé n’a pas suffisamment démontré l’existence de motifs importants justifiant un changement de jurisprudence. La Cour cantonale n’était par conséquent pas fondée à retenir un taux de 2 % et aurait dû confirmer le taux de 3,5 % appliqué par l’autorité de première instance.
Auteure : Corinne Monnard Séchaud, avocate à Lausanne
TF 6B_1271/2021 du 12 septembre 2022
Responsabilité du commandant d’aéronef; lésions corporelles graves par négligence, règle de l’art, causalité; art. 12 al. 3 CP
Les devoirs du commandant d’aéronef découlent de l’ordonnance du 22 janvier 1960 sur les droits et devoirs du commandant d’aéronef (RS 748.225.1). En particulier, le commandant est tenu de prendre, dans les limites des prescriptions légales, des instructions données par l’exploitant de l’aéronef et des règles reconnues de la navigation aérienne, toutes les mesures propres à sauvegarder les intérêts notamment des passagers (art. 6 al. 1). Le commandant est responsable de la conduite de l’aéronef conformément aux dispositions légales, aux prescriptions contenues dans les publications d’information aéronautique (AIP), aux règles reconnues de la navigation aérienne et aux instructions de l’exploitant (art. 7).
Pour se conformer aux prescriptions légales en matière d’aviation, le pilote doit notamment minimiser les risques au décollage. Pour ce faire, les informations contenues dans le manuel de vol de l’appareil sont déterminantes. Les données relatives à l’appareil et à son exploitation sont à ce titre décisives lorsqu’il s’agit de décider de la configuration des volets au décollage. Le commandant d’aéronef doit ainsi pouvoir s’adapter aux circonstances concrètes. Plus le danger créé est grand, plus la prudence doit être accrue. En particulier, les conditions de décollage (modèle et poids de l’aéronef, météo, distance de décollage, longueur de la piste) lui imposent une remise en question du choix de la configuration des volets et d’opter pour la plus sûre possible.
In casu, au vu de ses connaissances et aptitudes, le commandant de l’aéronef a agi par inattention et donc fautivement violé son devoir de prudence. Le choix d’une configuration des volets au décollage moins sûre constitue la cause naturelle et adéquate de l’accident survenu : le fait d’avoir choisi, dans les circonstances du jour de l’accident, la configuration de volets qui nécessitait une vitesse plus élevée et une longueur de piste plus importante (proche de la longueur totale de la piste), était propre, dans le cas d’une accélération moins rapide que celle envisagée, à causer un accident du type de celui qui s’est produit. Dans ce cadre, un freinage involontaire – qui peut intervenir durant la phase de décollage (phénomène connu dans le domaine de l’aviation) – n’est aucunement exceptionnel et ne saurait interrompre le lien de causalité adéquate.
Auteur : Benoît Santschi, titulaire du brevet d’avocat, Neuchâtel
TF 4A_417/2021 du 1 septembre 2022
Responsabilité médicale; prescription, acte interruptif, action civile par adhésion au procès pénal, fondement juridique de l’action civile; art. 122 à 126 CPP; 135 ch. 2 CO
Un patient ayant conclu un mandat avec un médecin, qui est lésé par les actes de ce dernier dispose d’un concours objectif d’actions : il peut invoquer la responsabilité contractuelle des art. 398 al. 2 et 97 ss CO pour violation d’une obligation contractuelle et/ou la responsabilité délictuelle des art. 41 ss CO, pour violation d’un devoir général, comme l’atteinte illicite à son intégrité corporelle (c. 3.1). Toutefois, seule l’action fondée sur la responsabilité délictuelle peut faire l’objet d’une action civile par adhésion au procès pénal.
En effet, la notion de « conclusions civiles déduites de l’infraction » au sens de l’art. 122 CPP ne vise pas toutes les prétentions de droit privé, mais uniquement celles qui découlent d’une ou de plusieurs infractions. Le fondement juridique de ces prétentions réside le plus souvent dans les règles de la RC des art. 41 ss CO ou des art. 58 et 62 LCR, mais peut aussi se trouver dans les actions tendant à la protection de la personnalité (art. 28 ss CC), en revendication (art. 641 CC) ou possessoires (art. 927, 928 et 934 CC).En revanche, les prétentions contractuelles ne se fondent pas sur une infraction pénale et sont donc exclues du champ d’application de l’art. 122 al. 1 CPP ; elles ne peuvent pas faire l’objet d’une action civile par adhésion à la procédure pénale (c. 3.2.1).
L’action fondée sur la responsabilité contractuelle du mandataire est donc de la compétence exclusive des tribunaux civils. Pour déployer ses effets, un acte interruptif de prescription doit notamment être adressé à un tribunal compétent. Ainsi, des conclusions civiles déposées dans la procédure pénale doivent nécessairement avoir pour fondement les actions délictuelles et extracontractuelles précitées pour avoir un effet interruptif au sens de 135 ch. 2 CO (c. 3.3.2).
Le délai de prescription d’une action purement contractuelle en responsabilité, ne pouvant pas faire l’objet d’une action civile par adhésion au procès pénal, à défaut de compétence du tribunal pénal, ne peut donc pas être interrompu par le dépôt d’une plainte pénale et constitution de partie plaignante (c 3.4).
Auteure : Tiphanie Piaget, avocate à La Chaux-de-Fonds
TF 8C_141/2022 du 17 août 2022
Assurance-accidents; litige entre assureur et fournisseur de prestations; art. 10 et 57 LAA
Dans cet arrêt, le TF a confirmé la décision de non-entrée en matière du Tribunal arbitral zurichois en matière d’assurance-accidents dans un litige opposant une clinique à la CNA (Suva). Le tribunal arbitral prévu à l’art. 57 LAA n’est fondé à rendre une décision que pour autant qu’il existe un litige, dans une situation concrète, opposant un assureur à un fournisseur de prestations. En l’espèce, le fait que la clinique soit d’avis que, de manière générale, la CNA favoriserait ses propres cliniques de réhabilitation à Bellikon et à Sion (art. 67a al. 2 let. a LAA) au détriment de celles que la clinique exploite n’est pas une question qui rentre dans le champ d’application des art. 10 et 57 LAA. Une clinique ne saurait employer cette voie de droit pour tenter d’améliorer sa situation concurrentielle par rapport aux cliniques rattachées à la CNA ou invoquer une inégalité de traitement entre cliniques habilitées à pratiquer à la charge de la LAA. La situation serait différente s’il s’agissait d’un véritable conflit, dans une situation concrète, découlant directement de l’application de la LAA.
Auteur : Guy Longchamp
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